Imagerie mentale

Dans les années 1970 à 1990, un débat dans la sphère scientifique oppose ceux soutenant que la pensée est imagée à ceux soutenant qu’elle est sémantique (Pearson, 2019). Est-ce que nous voyons ce que nous pensons ou est-ce que le contenu de nos pensées est entièrement verbal ? Cette question recevra la très classique réponse de “cela dépend” au début du XXIe siècle puisque, comme nous allons le découvrir, elle varie grandement en fonction de la personne.

Ainsi, il apparaît que l’imagerie mentale, définie comme la création d’une expérience sensorielle consciente (Pearson, 2019), concerne bien la modalité visuelle, mais également les sens olfactif, auditif, tactile, gustatif et kinesthésique (Dance et al., 2021b). Nous pouvons donc invoquer des pensées imagées, mais également pourvues d’odeurs, de sons ou encore de sensations de mouvements.

L’imagerie mentale, aussi appelée œil de l’esprit dans sa modalité visuelle, est impliquée dans un grand nombre de processus cognitifs, incluant par exemple la mémoire épisodique, l’exploration de futurs possibles, la mémoire de travail visuelle, la navigation spatiale et la prise de décision (Dawes et al., 2020 ; Keogh et al., 2017).

Elle joue donc un rôle très important dans notre vie de tous les jours et a un impact dans diverses pathologies neurologiques. Troubles anxieux, dépression, schizophrénie, syndrôme de stress post-traumatique et maladie de Parkinson sont des pathologies où une imagerie très nette va avoir un rôle majeur puisqu’elle est responsable de souvenirs intrusifs ou d’hallucinations. L’imagerie mentale peut également aider des patients grâce à la thérapie, car il a été prouvé que son implication rend la thérapie plus efficace qu’avec un échange uniquement verbal. En effet, des thérapies comportementales où le patient est exposé à l’objet de son traumatisme ou de ses phobies en se les représentant visuellement sont fructueuses, réduisant l’anxiété sur le long terme. (Pearson, 2019)


Si lorsqu’on traite d’imagerie mentale, nous faisons souvent référence à sa modalité visuelle et volontaire, il existe tout un pan d’imagerie involontaire, incluant les hallucinations mais également la synesthésie ou les rêves (Pearson, 2019).

L’imagerie mentale volontaire repose quant à elle sur trois types de processus distincts :

Nous reparlerons par la suite des traitements neurologiques nécessaires à la création d’une image mentale visuelle.

Effectivement, si l’imagerie mentale recouvre de nombreux sens, la recherche actuelle est principalement portée sur la modalité visuelle. Il existe une certaine logique à cet intérêt puisque le sens de la vue est le plus exploité chez l’être humain et la surface de cortex dédiée à la vision est supérieure à celle des autres modalités (Pearson, 2019).

Nous noterons qu’il existe deux dimensions dans l’imagerie mentale visuelle : une imagerie mentale visuelle objet nous donnant accès aux propriétés physiques et utilitaires des objets et une imagerie visuelle spatiale nous permettant de localiser les objets dans un espace et de nous représenter des mouvements (Dawes et al., 2019).


Il existe toutefois chez l’être humain des différences interindividuelles très marquées d’imagerie mentale. Nous parlons depuis le début du XXIe siècle d’aphantasie pour les personnes ayant une imagerie mentale particulièrement faible, voire complètement absente dans certaines modalités (Dawes et al., 2019), ainsi que d’hyperphantasie pour les personnes capables grâce à leur imagerie mentale d’invoquer des scènes aussi tangibles que si elles les regardaient de leurs propres yeux (Zeman et al., 2020).

Certains auteurs différencient l’aphantasie (absence d’imagerie) de l’hypophantasie (imagerie affaiblie) (Konigsmark, 2021) mais dans ce travail nous les regrouperons sous le terme d’aphantasie. Nous utiliserons également les termes d’aphantasie visuelle, auditive, etc. pour décrire un déficit d’imagerie dans les modalités correspondantes, sans utiliser de terminologie plus complexe, comme cela a été proposé et défendu dans de récents articles (Monzel et al., 2022a ; Monzel et al., 2022b).

Débats entourant l'imagerie mentale

L’imagerie mentale visuelle est une capacité encore méconnue qui interroge et soulève le débat au sein de la communauté scientifique depuis des décennies, sur plusieurs plans (Keogh et al., 2017). Elle repose sur un ensemble de processus cognitifs et comporte de nombreuses caractéristiques. Ainsi approcher l’imagerie mentale visuelle avec une vue d’ensemble sur les débats actuels et passés traitant de ses différentes facettes permet de mettre en relief sa complexité et de clarifier notre manière de l’aborder.

Le traitement des discussions sur l’imagerie mentale s’articulera autour de : (1) sa nature ; (2) ses fonctionnalités ; (3) les processus conscients ou non qui la sous-tendent ; (4) son format.


Tout d’abord la nature de l’imagerie mentale est débattue à travers le paradigme perceptualiste. Dans ce paradigme l’imagerie mentale est assimilée à un état perceptif (Cavedon-Taylor, 2021a). Cependant pour Hume, la perception et l’imagerie mentale diffèrent de par leurs “force et vivacité”. Plus précisément, une représentation mentale visuelle est plus faible et moins vive qu’une perception visuelle qui est quant à elle plus forte et plus vive. À cette analogie s’ajoutent les expériences hallucinatoires qui sont considérées comme des sous états perceptifs comme l’imagerie mentale. Pour certains, les hallucinations sont équivalentes à des états de l’imagination (Nanay, 2016). Les rêves et les souvenirs sont analysés comme des “imaginations” également (Hobbes, 1991).

Selon la théorie du perceptualisme faible, ce postulat est moins catégorique. L’imagerie mentale est plutôt définie comme une représentation d’un état perceptif. Cette représentation tente de simuler l’état mais n’en est pas un à proprement parler.

De récentes découvertes et pistes de réflexions, dues à l'avènement d’un intérêt nouveau pour l’imagerie mentale, apportent néanmoins des arguments qui vont à l’encontre du perceptualisme. Pour commencer, la représentation mentale visuelle projetée est dirigée vers l’environnement et n’est donc pas une expérience perceptive de ce dernier.

De plus, l'existence de personnes aphantasiques est une preuve de plus contre la conception perceptualiste des états de l’imagerie mentale car l’aphantasie n’engendre pas la perte de certains états perceptuels (Cavedon-Taylor, 2021a). Enfin l’aphantasie suggère que la perception et l’imagerie mentale visuelle ne reposent pas sur des représentations et des substrats neuronaux communs et appuient ainsi les différences entre l’imagerie et la perception (Bainbridge et al., 2021).

Si la nature des états de l’imagerie mentale visuelle reste à clarifier, la détermination de son rôle est plus avancée mais encore débattu. En effet, plusieurs hypothèses suggèrent que l’imagerie mentale visuelle a pour fonction d’amplifier les émotions (Wicken et al., 2021) et serait un moyen stratégique pour retenir l’information (Keogh et al., 2021).

L’hypothèse d’amplificateur émotionnel est alimentée par des preuves physiologiques et comportementales étudiées. La présence en mémoire autobiographique de détails appartenant à la catégorie sémantique des émotions est amoindrie chez les personnes dépourvues d’imagerie mentale visuelle (Dawes et al., 2022). Cette diminution de la place des émotions en mémoire épisodique confirme la théorie d’amplificateur émotionnel.

D’un point de vue physiologique, un lien entre un manque d’imagerie mentale visuelle et une atténuation des émotions perçues sous des conditions impliquant l’imagerie mentale visuelle, est établi dans plusieurs études (Wicken et al, 2019 ; Wicken et al. 2021). Pour finir, de nombreux modèles de la cognition humaine proposent que lorsque les pensées prennent la forme d’images mentales c’est dans le but de relier nos pensées à nos émotions (Keogh et al., 2023).

A cette hypothèse s’ajoute celle attribuant un rôle stratégique de rétention en mémoire de l’information visuelle à l’imagerie mentale visuelle (Keogh et al., 2023). Par exemple, les personnes aphantasiques doivent avoir recours à d’autres stratagèmes afin de retenir l’information visuelle. Lorsque la population va faire une représentation visuelle mentale d’une image, les personnes sans imagerie mentale visuelle vont quant à elles encoder en mémoire l’image en utilisant des stratégies non visuelles en étiquetant ses composants (Keogh et al., 2021) ou encore en se basant sur l’imagerie spatiale, kinesthésique (Zeman et al., 2020). Cette démarche compensatoire nécessiterait la mobilisation de régions cérébrales supérieures pour représenter l’information visuelle chez les personnes aphantasiques plutôt que des régions sensorielles de plus bas niveau d’ordinaire impliquées lors de tâches d’imagerie mentale visuelle chez des individus contrôle (Keogh et al., 2021).


Bien que les rôles attribués à l’imagerie mentale visuelle ne soient encore qu’au stade d’hypothèses, ils restent très importants et mettent en avant l’ampleur qu’elle prend dans la cognition humaine au quotidien. Il est ainsi pertinent de s’interroger sur l’implication de la conscience dans cette capacité cognitive majeure. Cette question fut pendant longtemps sujet à débat, centrée autour du cas des personnes aphantasiques. Effectivement leur absence d’imagerie mentale donna naissance à plusieurs hypothèses : la première est qu’il est possible que les personnes aphantasiques n’aient pas la capacité de générer elles-mêmes des images mentales de manière volontaire et involontaire et la seconde hypothèse est de manière plus controversée que les personnes aphantasiques possèdent des représentation mentales visuelles ou encore images mentales mais n’y ont pas accès de façon introspective, consciente (Kwok et al., 2019 ; Monzel et al., 2021). Des travaux récents impliquant la tâche de rivalité binoculaire (Tâche de rivalité binoculaire) semblent valider l’hypothèse d’une absence d’imagerie mentale. Il est alors avancé en réponse à cet argument qu’il existe une imagerie visuelle volontaire lésée et involontaire intacte chez les personnes aphantasiques (Nanay, 2020). Cependant cette hypothèse est invalidée par le fait que les personnes qui ont une aphantasie congénitale restent capables de faire des tâches reposant sur l’imagerie visuelle volontaire avec succès (Jacob et al., 2018 ; Keogh et al., ; 2021, Milton et al., 2021 ; Pounder et al., 2022 et Zeman et al., 2012). De plus cette théorie n’explique pas les problèmes de mémoire épisodique et de projection dans le futur causées par l’aphantasie (Blomkvist, 2022).


Pour finir, le format utilisé par le cerveau pour représenter l’information a été source de débat des années 70 jusqu’à récemment en 2015. Dans les années 70 et 80, la question était de déterminer si la représentation mentale peut être visuelle ou si elle est seulement symbolique et propositionnelle. Plus précisément, d'un côté l’information serait stockée dans un format symbolique basé sur la sémantique et de l’autre, l’information serait stockée de façon figurative (faisant référence à des photos) (Pearson, 2019). Déjà dans les années 70 un certain nombre de paradigmes ont prouvé que l’imagerie pourrait être représentée dans un format pictural. Puis dans les années 90 grâce aux avancées en neuro-imagerie le débat va évoluer grâce à l’observation de l’oxygénation du cortex visuel primaire lors de tâches d’imagerie visuelle mentale. Le débat se conclut en 2015 grâce à Pearson et Kosslyn (2015) qui apportent une abondance de preuves soutenant que l’imagerie peut être figurative tout en faisant appel à des informations sous forme sémantique, cela dépend de la personne et de la stratégie comme évoqué plus haut.

Neurologie de l'imagerie mentale

De nombreuses recherches ont porté sur les processus neurologiques sous-tendant l’imagerie mentale visuelle. Nous nous pencherons principalement sur la revue de littérature de Pearson (2019) pour en comprendre les mécanismes.

Processus de création d'une image mentale

L’imagerie mentale visuelle nous permet de visualiser ce à quoi on pense et pour certaines personnes, ces images sont si fortes et nettes qu’elles rivalisent avec la réalité. Cette constatation fait écho aux processus neurologiques impliqués dans l’imagerie mentale visuelle. Les zones impliquées sont similaires à celles soutenant le traitement sensoriel de la vision mais ne sont pas activées dans le même ordre : on parle de hiérarchie visuelle inversée.

Schéma représentant la hiérarchie inversée (Pearson, 2019)

L’ordre part de zones frontales (1 sur le schéma ci-dessus). Leur rôle n’est pas spécifique au contexte et elles pourraient servir à coordonner les aires visuelles dans le processus. Il est toutefois difficile de comprendre leur rôle exact à cause de la variété de tâches d’imagerie mentale effectuées lors d’expériences d’IRM fonctionnelle : visualiser une pomme ou manipuler une figure en trois dimensions dans l’espace sont des tâches trop différentes pour être comparées.

Une fois que le processus est déclenché, des zones situées de plus en plus caudalement vont s’activer. Les informations et souvenirs nécessaires à la création de l’image sont récupérés dans des régions postérieures, comme les aires temporales médianes (2 sur le schéma ci-dessus). L’hippocampe est également sollicité et bien que son implication ait été prouvée grâce à une réponse BOLD lors de la création d’images complexes, son rôle n’a pas été déterminé. Il pourrait toutefois être lié à la récupération d’éléments mémoriels ou spatiaux.

Les aires visuelles primaires V1 et V2 (qui sont les deux premières aires visuelles dans lesquelles l’information sensorielle est traitée, 3 sur le schéma ci-dessus) arrivent ensuite. Si leur implication a longtemps été débattue car les réponses BOLD sont de faible amplitude dans ces régions, on propose maintenant qu’elles décodent l’image mentale. Ce postulat suppose qu’une image mentale a les mêmes propriétés de base qu’un stimulus visuel.

Nous notons que si l’image mentale souhaitée comprend des mouvements ou des localisations spatiales, des aires supplémentaires sont activées, comme l’aire temporale médiane ou le lobe pariétal (3 sur le schéma ci-dessus).


Le système du mode par défaut (DMN) est également impliqué dans les processus de visualisation. Groupe de zones cérébrales activées pendant le repos et de connexions entre des régions éloignées de l’encéphale, ce système serait impliqué dans la génération d’images mentales : une étude a montré que de multiples zones (incluant le cortex préfrontal dorso-latéral, le cortex pariétal postérieur, le précuneus postérieur et le cortex occipital) jouent un rôle dans la génération d’images mentales.

Cette implication n’est pas surprenante : lors d’une IRM fonctionnel de repos, les participants doivent laisser leur esprit vagabonder et la plupart d’entre nous utilise alors de l’imagerie mentale pour se représenter ce à quoi nous pensons. Le système du mode par défaut regroupant les zones les plus fortement activées et corrélées entre elles lors du repos, nous pouvons effectivement nous attendre à ce que le DMN joue un rôle dans la génération d’images mentales.

Caractéristiques d'une image mentale

Nous avons précisé qu’une image mentale visuelle a deux dimensions : une dimension objet et une dimension spatiale. Selon Pearson, 2019, cette distinction a une réalité neurologique puisqu’il existe deux voies d’imagerie mentale visuelle : une voie ventrale et une voie dorsale.

Une autre caractéristique de l’imagerie mentale est sa force. Celle-ci serait prédictible par la taille des aires visuelles primaires V1 et V2 et par la taille du cortex frontal. Ainsi, la taille de V1 et V2 prédit négativement la force sensorielle de l’imagerie mentale : chez les personnes schizophréniques, qui ont une imagerie visuelle particulièrement forte, V1 est environ 25% plus petit et contient moins de neurones.

L’activité du cortex frontal serait prédictive de la netteté de l’imagerie mentale d’un individu et son excitabilité serait responsable d’expériences visuelles involontaires, comme la synesthésie.

Une relation négative entre les tailles de V1 et du cortex frontal a été découverte : une plus petite taille de V1 est prédictive d’un volume plus important des aires frontales. Ainsi, un cortex frontal de plus grande taille aurait un plus grand contrôle sur V1.

Puisque les aires visuelles primaires sont également actives lorsqu’elles reçoivent des stimuli sensoriels - c’est à dire presque tout le temps - nous avons deux paramètres qui détermineraient la netteté et la force d’une image mentale : l’activité dans le cortex visuel qui n’est pas liée à la création de l’image mentale et le contrôle du cortex frontal sur les aires visuelles primaires. Une image nette est le résultat d’un niveau de bruit faible dans le cortex visuel et une image forte, de la force du signal top-down selon Pearson, 2019 (voir illustration ci-dessous).

Imagerie involontaire

L’imagerie involontaire est une expérience sensorielle consciente ou non n’étant pas déclenchée par un stimulus sensoriel direct ou concurrent. Comme l’imagerie volontaire, l’imagerie involontaire active les aires sensorielles correspondant aux modalités impliquées : un mouvement va activer V1 et V4, par exemple.

L’imagerie involontaire permet par exemple d’associer des couleurs à des images en noir et blanc : il a été montré que lorsqu’on voit un objet avec une couleur caractéristique, comme une tomate, en nuances de gris, nous pouvons retrouver la couleur rouge grâce à l’analyse d’un signal BOLD et nous trouvons une activité plus importante dans V1.

Toutefois, l’imagerie volontaire est également impliquée dans des images mentales intrusives pouvant déclencher des pensées ruminatives et angoissantes dans de nombreux troubles neurologiques et mentaux. (Pearson, 2019)

Les personnes dépressives ont par exemple des difficultés à générer des futurs positifs. De plus, des pensées suicidaires couplées à de l’imagerie visuelle peuvent augmenter le risque de passage à l’acte. Les personnes ayant un trouble bipolaire ont, elles, une imagerie spontanée et intrusive très importante. Chez les personnes addictes, des images visuelles intrusives déclenchent du craving, c’est-à-dire une envie irrépressible de pratiquer l’objet de son addiction.

La force de l’imagerie mentale prédit la sévérité des symptômes dans le syndrome de stress post-traumatique (PTSD). La sévérité du PTSD est prédite par le déclenchement d’images intrusives par des images liées au traumatisme. Il a été montré que jouer à Tetris après avoir vu des images traumatisantes réduit les symptômes : le jeu, qui repose sur de l’imagerie visuelle spatiale, empêche la consolidation des souvenirs en mémoire, ce qui amoindrira les images intrusives.