Aphantasie
Histoire de la recherche sur l'aphantasie et tentative d'explication
Au XIXème siècle déjà, l’existence de personnes avec des troubles de l’imagerie mentale visuelle était source d’intérêt. Galton en 1880 a interrogé 100 hommes de sciences afin d’en apprendre plus sur l’absence d’imagerie mentale. Sur les 100, 6 ont rapporté n’avoir conscience d’aucune image mentale. Galton définissait alors ce trouble comme l’absence d’expérience d’images visuelles en étant éveillé (Galton, 1880), ce qui implique que l’expérience d’images visuelles est néanmoins possible dans un état de sommeil avec les rêves. Plus tard, Betts fait en 1909 la distinction entre l’imagerie mentale visuelle volontaire (capacité de produire des images mentales visuelles spécifiques de manière volontaire) et l’imagerie mentale visuelle spontanée qui désigne le fonctionnement “typique” de l’imagerie mentale dans le processus mental. De plus, la prévalence des personnes aphantasiques fut rapidement estimée autour de 6% d’après les données de l’expérience de Galton en 1880 puis réduite à 2% d’après Betts en 1909 Enfin ces dernières années la prévalence est évaluée entre 2 et 4% (Zeman et al. 2020, Dance et al., 2022). Le terme “aphantasie congénitale” est introduit en 2015 par Zeman et al. (Zeman, Dewar et Della Sala, 2015).
Ainsi, par le passé, l’aphantasie est prise en considération de par la détermination de sa définition, sa prévalence et la distinction entre l’imagerie mentale visuelle volontaire et spontanée. Par la suite avec les avancées en imagerie cérébrale avec l’IRM, un accès aux sujets aphantasiques facilité par internet (10 000 réponses de personnes aphantasiques (Zeman et al., 2018)) et un gain d’intérêt croissant ont permis l’évolution de la définition de l’aphantasie et la recherche des causes de ce trouble. En voici l’illustration par le tableau de l’évolution de la définition de l’aphantasie congénitale dans la revue de littérature de 2014 à 2021, ci-dessous :
Tableau de la définition de l’aphantasie en fonction des études publiées entre 2014 et 2020
De nos jours, le peu de théories explicatives et la mise en évidence d’une grande variété de symptômes (diverses formes d’imagerie mentale impactées, problèmes de mémoire épisodiques) compliquent l’explication de l’aphantasie (Blomkvist, 2022).
De fait, l’aphantasie peut impacter un grand nombre de fonctions cognitives. En effet, voici un tableau mettant en évidence la pluralité des symptômes :
Fonctions cognitives | Personnes aphantasiques | Sources |
---|---|---|
Imagerie mentale visuelle volontaire | diminuée voire inexistante | Dawes et al. (2020) |
Imagerie mentale non-visuelle | diminuée voir absente dans tous les systèmes sensoriels | Dawes et al. (2020) |
Imagerie mentale involontaire | présente chez certaines personnes | Nanay (2021) |
Mémoires | certaines sont impactées telles que la mémoire épisodique d’autres sont intactes comme la mémoire spatiale et sémantique (voir plus en détails dans la partie Les Mémoires) | Keogh et al. (2017), Wittman (2022) et Dawes et al.(2020) |
Imagination du futur et atemporelle | problématique pour simuler et imaginer des situations détaillées | Milton et al. (2021) & Dawes et al (2020) |
Imagerie spatiale | intacte | Dawes et al (2020), Keogh et Pearson (2018), Bainbridge et al. (2020) |
Blomkvist (2022) propose un modèle en adéquation avec des preuves empiriques, pouvant expliquer les problèmes liés à l’aphantasie. Il s’agit du modèle CESH+ (architecture cognitive du système épisodique). Ce dernier repose sur deux processus cognitifs responsables des souvenirs et de l’imagination : les processus de récupération spatiaux sémantique et épisodique. Il prend en compte la mémoire indicée (localisation de la cible à récupérer) et les récupérations en mémoire en fonction de la modalité sensorielle (visuelle, auditive, gustative, tactile, olfactive).
Trois preuves empiriques confirment le modèle. Premièrement, l’indice en mémoire introduit le rôle de l’hippocampe qui est mobilisé lors de l’imagination et du souvenir. Deuxièmement, les processus de récupération diffèrent en fonction de la modalité car les régions impliquées dans l’encodage sont activées lors du rappel. Cela se vérifie également pour l’imagination. Troisièmement, les cas cliniques KC et EP prouvent l’existence des deux processus cognitifs dédiés à la spatialité car leur mémoire épisodique était lésée mais pas leur mémoire sémantique.
Pour finir, l’aphantasie est bien explicable en se basant sur le modèle CESH+. Voici un tableau montrant l’apport du modèle à l’explication des symptômes liés à ce trouble :
Capacités lésées ou préservées chez les aphantasiques | Cause d'après le modèle CESH+ |
---|---|
Incapacité à générer une image mentale visuelle volontairement | Problème avec le processus de récupération indicé suivant l’identification de la localisation de l’information |
Incapacité à générer une image mentale visuelle involontairement | Lésion du système épisodique |
Incapacité à récupérer des détails épisodiques et à générer des événements futurs/atemporels | Certains processus de récupération sensorielle peuvent être lésés |
Performances spatiales préservées | Les deux systèmes de récupération d’informations spatiales (sémantique et épisodique) sont intacts ou un des deux est intact et l’autre est lésé. |
Ainsi Blomkvist (2022) conclut que l’aphantasie est une condition liée au système épisodique plus qu’à l’imagerie mentale contrairement à ce qui a été précédemment établi. En effet, les études se concentrent essentiellement sur l’imagerie mentale et utilisent le VVIQ, questionnaire qu’on abordera dans la partie Vividness of Visual Imagery Questionnaire (VVIQ), comme critère de diagnostic. Il est également possible que l’aphantasie ne soit pas une condition comportant des profils différents mais des conditions diverses.
Cas cliniques
Plusieurs cas d’aphantasie ont été étudiés cliniquement pour tenter de comprendre les mécanismes de l’imagerie mentale et les implications de son absence. Comme nous l’avons mentionné précédemment, c’est suite à la publication d’un cas clinique d’aphantasie que le sujet a été mis au goût du jour : étudié par Zeman et al., 2010, le cas du patient M.X. a ouvert la discussion sur l’aphantasie.
Le patient M.X. fait partie des cas d’aphantasie acquise puisqu’il l’est devenu à 65 ans des suites d’une angioplastie coronaire, opération chirurgicale remodelant les artères coronaires. Il perd alors la capacité de générer des images mentales volontairement mais également spontanément, puisque ses rêves n’ont plus de contenu visuel. Une hypoactivation de régions corticales postérieures et une hyperactivation de régions antérieures ont été révélées lors de tâches de visualisation avec un IRM fonctionnel. Zeman et al. (2010) ont émis l’hypothèse que cela pourrait être dû à une déconnexion anatomique ou fonctionnelle et que, considérant les régions antérieures comme ayant un rôle dans la génération d’images et les régions postérieures dans le contenu visuel de l’imagerie mentale, cette déconnexion pourrait causer l’aphantasie de M.X. Nous notons que M.X. ne présente pas d’autres déficits lors de tâches psychomotrices et visuo-spatiales (Whiteley, 2020).
M.X. n’était toutefois pas le premier cas clinique d’aphantasie reporté dans la littérature : le cas du patient R.M a été étudié par Farah et al. (1988) à la suite de sa perte d’imagerie mentale. A l’âge de 64 ans, il est admis dans un hôpital suite à des problèmes cardiaques, qui mèneront notamment à un accident ischémique transitoire et à des lésions dans des régions occipitale gauche et temporale médiane. Il présente alors de grandes difficultés à répondre à des questions simples qui s’améliorèrent graduellement avec le temps mais qui menèrent Farah et al. à investiguer sur ses capacités d’imagerie mentale, notamment grâce à un test d’Eddy et Glass (1981) qui demande au sujet d’établir si une phrase est correcte ou non, certaines de ces phrases requérant théoriquement de l’imagerie mentale (“un raisin est plus grand qu’une orange”) et d’autres reposant sur des connaissances purement sémantiques (“les animaux sont remplis par un taxidermiste”). M.X. a montré des difficultés significativement plus importantes pour la condition d’imagerie cérébrale que pour la condition contrôle. Ainsi, si M.X. présente un déficit d’imagerie cérébrale, ses connaissances sémantiques ainsi que sa capacité de reconnaissance d’objets, également testée par Farah et al, sont intactes.
Jacobs et al., 2017, ont reporté le cas d’A.I. (initiales d’aphantasic individual), présentant une aphantasie congénitale. A.I. a découvert son aphantasie à 31 ans grâce à un gain d’attention pour l’aphantasie dans la recherche et les médias et a contacté Jacobs et al. pour participer à leurs recherches sur le sujet. Si ses performances aux tâches d’imagerie mentale n’étaient pas déficitaires par rapport aux sujets contrôles (matchées sur son genre, son âge et son QI), sa performance métacognitive était inférieure avec une tendance à surestimer sa performance lorsqu’elle commettait des erreurs. Jacobs et al. ont également testé sa mémoire de travail visuelle et ont découvert que plus la difficulté augmentait, plus la performance d’A.I se dégradait par rapport aux sujets contrôles. Il est possible que les stratégies de compensation mises en place par A.I. (par exemple, verbaliser les informations visuelles) perdaient de l’efficacité quand la tâche devenait plus difficile.