Notre expérience
Cadre théorique
La tâche de rivalité binoculaire de Keogh et al. (2017) met en évidence une des conséquences de l’aphantasie : la lecture d’un mot ne créant pas d’image visuelle, l’effet d’amorçage est altéré. Nous pouvons parler d’altération du guidage attentionnel à travers l’imagerie mentale visuelle, comme le font Monzel et al. (2021), qui publient des résultats allant dans le sens de Keogh et al. (2017). Lors d’une tâche avec un amorçage verbal ou imagé, des temps de réaction plus longs ont été rapportés pour les sujets aphantasiques et leur score d’amorçage était moindre par rapport aux participants contrôles (voir Guidage Attentionnel).
Monzel et al. (2022) reprendront les résultats de Monzel et al. (2021) pour proposer une version plus écologique de cette étude, avec une recherche visuelle indicée dans une illustration de livres pour enfants. Des résultats en faveur d’un guidage attentionnel faible ont été trouvés puisque les sujets aphantasiques avaient besoin de près de 20% de temps supplémentaire pour trouver la cible. On relève toutefois que le temps de recherche est très court, ce qui signifie que les images étaient “simples” : entre 7 et 9 secondes de recherche visuelle.
Notre objectif principal est de reproduire cette expérience en augmentant la difficulté afin de déterminer si cet effet est conservé quand le temps de recherche est plus long. Nous voulons également porter notre attention sur la stratégie employée. De nombreux auteurs soulignent l’importance cruciale de comprendre les stratégies mises en place par les personnes aphantasiques, qui pourraient permettre de performer à un même niveau (Jacobs et al., 2017).
L’objectif de notre expérience sera donc de (1) reproduire l’expérience de Monzel et al., 2023, dans des conditions plus dures et (2) de déterminer les stratégies de résolutions de la tâche. A partir de la littérature, nous émettons les hypothèses suivantes :
H1 : “Les participants aphantasiques mettront plus de temps à trouver la cible.”
H2 : “Les participants aphantasiques utiliseront une stratégie différente de celle des contrôles.”
Méthode
Participants
11 étudiants de l’Université de Bordeaux ont participé à notre expérience. Le recrutement des participants s’est fait au sein du campus. Ils n’ont pas été rémunérés.
2 participants ont été exclus car ils n’ont pas passé l’expérience de manière adéquate. Les participants ont été séparés en un groupe aphantasique et un groupe contrôle sur la base de leur score au VVIQ. Les participants obtenant un score inférieur ou égal à 32 (Wicken et al., 2021 ; Kay et al., 2022 ; Dance et al., 2021b ; Liu et al., 2023) sont considérés comme aphantasiques.
Notre échantillon final est composé de 3 aphantasiques et de 6 contrôles. Sur les 9 participants, on dénombre 2 hommes et 7 femmes tous âgés de 20 à 26 ans (moyenne d’âge= 22 ans ; écart-type=2,12 ans).
Les participants n’avaient pas de problèmes de vue ou portaient des lunettes correctrices.
Matériel
Imagerie mentale
Lors de cette expérience, nous ferons passer le VVIQ (Vividness of Visual Imagery Questionnaire (VVIQ)).
Tâche de recherche visuelle indicée
Les images présentées lors de la tâche de recherche visuelle sont des planches de la bande dessinée “Où est Charlie” dont le but est de trouver un personnage appelé à travers une foule. Nous avons choisi ces images pour leur complexité plus importante que celles utilisées par Monzel et al. (2022) afin d’espérer une augmentation du temps de recherche. La présence de distracteurs (personnages ressemblant à Charlie ou portant ses vêtements) reproduit également certaines situations de la vie où nous pouvons chercher un objet ou une personne avec des items partageant certaines propriétés physiques autour de nous, ce qui permet de renforcer l’écologie de notre tâche.
Présentation du stimulus
Les planches étaient affichées sur un écran d’ordinateur Microsoft Surface Laptop Go avec une résolution de 1536 1024 px. Elles étaient présentées avec la même dimension. Le logiciel utilisé pour la présentation des stimuli est le logiciel expérimental PsychoPy Builer (v2022.2.5).
Chaque planche de “Où est Charlie” était inversée en miroir afin de prévenir le cas où le sujet l’aurait déjà faite.
Protocole
L’expérience s’est déroulée dans une pièce avec une luminosité réduite (stores baissés) pour éviter de potentiels reflets sur l’écran. Les participants pouvaient se rapprocher autant qu’ils le souhaitaient de l’écran. Au début de l’expérience, les participants ont reçu des explications orales sur son déroulé.
Dans un premier temps, les participants ont renseigné leur âge et ont passé le VVIQ (Vividness of Visual Imagery Questionnaire (VVIQ)) afin d’évaluer leur imagerie mentale.
Les participants réalisaient ensuite la tâche de recherche visuelle. Lors de trois essais, les participants pouvaient dans un premier temps observer la cible aussi longtemps qu’ils le désiraient puis la chercher à l’écran. La cible n’était plus visible une fois que l’image était présentée. Au bout de quatre minutes de recherche sur une même planche, nous rappelions au participant que s’ils passaient plus de cinq minutes à chercher la cible, nous leur laissions le choix entre abandonner et continuer la recherche. A la fin des trois essais, nous demandions au sujet d’expliquer par écrit la stratégie employée au cours de sa recherche et de renseigner s’il se représentait Charlie au cours de la recherche.
Analyse des données
Les données sont récupérées grâce au logiciel PsychoPy et un questionnaire Google Form. Les données enregistrées sur PsychoPy sont les temps de réactions sur chaque planche. Le Google Form permet de renseigner la stratégie employée mais aussi si une représentation mentale visuelle de Charlie était générée pendant la recherche. D’une part, nous avons mené des calculs de moyennes et d’écart-types avec le logiciel Excel sur les données suivantes : l’âge, le temps de réaction sur chaque planche, le temps de réaction sur l’ensemble des planches et le score au VVIQ. D’autre part, le logiciel Jamovi a été utilisé pour réaliser des tests de Student (avec un pourcentage d’erreur =0,05, soit 5%) et une ANOVA avec une correction de Bonferroni.
Résultats
Aphantasie et temps de recherche
En moyenne, les participants aphantasiques (moyenne : 78,784s ; écart-type : 2,72s) étaient plus lents de 7,2655 secondes par rapport aux participants du groupe contrôle (moyenne : 71,5184 ; écart-type : 48,25). En faisant un test de Student, nous avons obtenu p = 0,808 > 0,05 d’où cette différence n’est pas significative.
Sortie du logiciel Jamovi pour un test de Student entre la modalité Groupe et la modalité Moyenne des temps de recherche
Stratégie mise en place
Nous avons essayé de déterminer s’il existait un lien entre la stratégie employée et le temps de recherche. Nous avons identifié quatre stratégies : un balayage de l’image (N = 3), un découpage en zones (N = 2), une absence de stratégie (N = 2, “regarder partout en plissant les yeux” et “regarder un peu partout en même temps”) et l’utilisation de plusieurs stratégies (N = 2, “d’abord une vision d’ensemble, puis balayage de l’image puis observation de chaque zone” et “recherche de Charlie où il y a le plus de foule, puis parcours rapide de l’écran par tranches, et parcours plus lent en cas d’échec”).
Nous avons effectué une ANOVA pour étudier les effets du groupe et de la stratégie sur le temps de réaction moyen. Nous n’avons trouvé aucun effet de groupe de ces deux variables avec p = 0,566 > 0,05.
Sortie du logiciel Jamovi pour une ANOVA entre la modalité Groupe, la modalité Moyenne des temps de recherche et la modalité stratégique
Représentation de Charlie pendant la recherche
Finalement, nous avons observé le lien entre la réponse à la question “Est-ce que vous vous représentez Charlie en le cherchant ?” et la moyenne des temps de recherche. Nous notons que le groupe ayant répondu Non (N = 5) a trouvé Charlie en 80,71±45,9 secondes et le groupe ayant répondu Oui (N = 4) a trouvé Charlie en 65,48±30,64 secondes. Nous avons une p-valeur de 0,589 pour le test de Student correspondant. Il n’y a donc pas de relation entre le temps de recherche et la représentation mentale de Charlie.
Sortie du logiciel Jamovi pour un test de Student entre la modalité Représentation de la cible et la modalité Moyenne des temps de recherche
Nous avons remarqué que parmi les 5 personnes ayant répondu à la question précédente, nous retrouvons les trois participants aphantasiques et les quatre participants dont les scores au VVIQ se trouvent en-dessous de la moyenne dans la population générale estimée par McKelvie (1995). Nous avons donc étudié si la réponse à cette question est liée au score au VVIQ. Le score au VVIQ moyen du groupe ayant répondu “Non” est de 34,2 points sur 80, soit 2,2 points au-dessus du score seuil pour l’aphantasie, avec un écart-type de 21. Les personnes ayant répondu “Oui” ont un score moyen de 72±6,3 points au VVIQ. Le test de Student a donné une p-valeur nous permettant d’accepter l’hypothèse alternative : p = 0,011 < 0,05. Ainsi, la différence entre ces deux groupes au niveau de leur score au VVIQ est significative.
Sortie du logiciel Jamovi pour un test de Student entre la modalité Représentation de la cible et la modalité Score au VVIQ
Discussion
Nos résultats montrent alors que les personnes atteintes d’aphantasie ont un temps de recherche plus long pour trouver Charlie mais notre p-value ne nous permet pas d’indiquer que cette différence est significative. Nous remarquons également que malgré les différentes stratégies utilisées, aucune ne montre vraiment une performance plus élevée dans la recherche de la cible. Et enfin la représentation mentale de Charlie ne permet pas d’avoir de meilleur résultat. Cependant, les personnes ne se représentant pas Charlie mentalement ont des scores inférieurs à la moyenne pour le test de VVIQ. Une corrélation existe donc entre le score au test de VVIQ et la représentation mentale de la cible. Nos résultats ont toutefois des limites, en effet, quelque soit les p-values trouvées et les réponses obtenues, il est compliqué d’avoir des résultats fiables sur un si petit nombre de participants pris en compte (9 sujets). L’utilisation de planches de la série connue de « Où est Charlie ? » représente également une limite car certains sujets ont évoqué le fait d’avoir déjà observé ces planches dans leur enfance. Enfin, la difficulté variable des planches ainsi que l’effet d'entraînement entre chaque planche peuvent altérer la performance des participants. Il aurait été pertinent de prendre en compte le processus de prise de décision car c’est un processus cognitif impacté par l’aphantasie comme nous avons pu l’évoquer (Moro et al., 2008) avec un questionnaire dans lequel les participants renseigneront comment ils ont décidé si l’objet vu est la cible ou non (Monzel et al., 2023). En conclusion, notre expérience ne nous a pas permis de confirmer les résultats de Monzel et al. (2023).