Les mémoires
Comme évoqué précédemment les différents types de mémoires peuvent être impactées par l’aphantasie alors que d’autres sont conservées. Dans cette partie l’intérêt se porte en particulier sur les principales mémoires et leurs caractéristiques chez les sujets aphantasiques.
La mémoire de travail
Tout d’abord, la mémoire de travail visuelle désigne la rétention et la manipulation d’informations visuelles en mémoire durant une période de quelques secondes. Elle repose sur l’utilisation de l’imagerie mentale d’après des études comportementales et d’imagerie cérébrale. Les sujets “contrôles” font appel à l’imagerie mentale visuelle pour résoudre des tâches de mémoire de travail visuelle (Pearson, 2019). En addition, l’imagerie visuelle est corrélée à la précision et à la capacité de la mémoire de travail visuelle (Keogh, 2021). Il est intéressant de noter que les limites de capacité de stockage de la mémoire de travail visuelle sont similaires à celles de l’imagerie mentale visuelle (Keogh & Pearson, 2011, 2014, 2017). Enfin la neuroimagerie démontre également cette corrélation avec une activité enregistrée dans les aires visuelles très proches pendant une tâche d’imagerie mentale et une tâche de mémoire de travail (Albers et al., (2013)). La mémoire de travail est ainsi pertinente à étudier avec des participants dépourvus d’imagerie mentale visuelle.
La mémoire de travail visuelle n’est pas déficitaire chez les participants aphantasiques en comparaison avec les participants contrôle. Néanmoins lorsque la mémoire de travail visuelle nécessite un degré de précision plus important (Jacobs et al., 2017) ou lorsqu'elle est fortement mobilisée pour réaliser une tâche de mémoire de travail, la performance est impactée. Pour une tâche de mémoire de travail visuo-spatiale cela se traduit par un allongement du temps de réaction sans modifier pour autant l’exactitude des réponses (Pounder et al., 2022). L’explication résiderait dans l’utilisation de stratégies différentes avec une reposant sur l’imagerie spatiale pour les aphantasiques et une autre reposant sur l’imagerie visuelle pour les contrôles (Pounder et al., 2022).
En plus de stratégies différentes les aphantasiques diffèrent de la population générale par la corrélation de leurs performances sur des tâches de mémoire de travail visuelles et numériques ce qui suggère une plus grande similitude dans le mécanisme de stockage utilisé pour les stimuli visuels et numériques que dans la population générale (Keogh et al., 2021). Le stockage de l’information en mémoire de travail visuelle diverge donc si l’on a la capacité ou non de générer des images mentales. Les dissemblances de stratégies et de stockages s'illustrent et sont prouvées empiriquement par l’absence d’effet obliques chez les personnes aphantasiques (Keogh et al., 2021). L’effet oblique est défini par l’altération des performances dans les tâches de mémoire visuelle lorsque les angles des items sont obliques (Pratte et al., 2017).
Plus précisément les aphantiques étiquettent plutôt l’image et gardent l’information à l’esprit plutôt que d’en faire une représentation mentale visuelle (Keogh et al., 2021). La mémoire sémantique est de ce fait plus largement mobilisée.
La mémoire de travail sémantique
La mémoire sémantique est importante car elle n’est pas impactée par l’aphantasie (Keogh et al., 2017 ; Blomkvist, 2022). Dans un premier temps, le fait que la mémoire sémantique soit intacte fait partie de la définition de l’aphantasie congénitale. En effet, l’aphantasie congénitale est une variation d’expérience découverte récemment qui se caractérise par une incapacité à créer volontairement une image mentale tout en ayant une mémoire sémantique intacte et également sans problèmes de vision (Keogh & Pearson, 2018 ; Zeman, Dewar, & Della Sala, 2015). Dans un deuxième temps, elle est utilisée par les personnes aphantasiques comme stratégie compensatoire lors de la réalisation de tâches nécessitant l’intervention de processus mémoriels lésés. Par exemple : pour se représenter quelque-chose, les sujets manipulent des informations sémantiques et propositionnelles (Keogh et al., 2017).
De plus, la mémoire sémantique est très liée à la mémoire épisodique. Leur distinction est complétée par l'idée intermédiaire de « sémantique personnelle » (Renoult, Davidson, Palombo, Moscovitch & Levine, 2012). Elles sous-tendent toutes deux la récupération en mémoire des informations comme évoqué avec le modèle CESH+ (Blomkvist, 2022).
La mémoire épisodique
La mémoire épisodique est de manière intéressante assimilée à la notion de “voyage temporel mental” d’après les termes de Tulving (1985). Il souligne également que les personnes sans mémoire épisodique savent mais ne se rappellent pas. La mémoire autobiographique désigne la capacité à s’imaginer dans le futur et à revivre ses expériences passées. De manière plus spécifique, la mémoire épisodique est caractérisée par un rappel visuel vif et une ré-expérience des événements qui permet une récupération des souvenirs. Ce mécanisme est soutenu par une réactivation des aires perceptives impliquées lors de l’encodage. (Wheeler et al. 2000 ; Vaidya et al. 2002 ; Karanian et Slotnick 2015 ; St-Laurent et al. 2015 ; Waldhauser et al. 2016). La mémoire épisodique est impactée chez les personnes aphantasiques car l’imagerie mentale est essentielle dans la récupération d’informations en mémoire épisodique. Il en va de même avec l’imagination du futur car elle repose sur la mémoire épisodique. (Dawes et al., 2020).
L’absence d’imagerie altère ainsi la mémoire autobiographique sur de nombreux points. Tout d’abord, les aphantasiques rappellent moins de détails internes (information épisodique spécifique à l’événement) que les hyperphantasiques et les sujets contrôles dans l’expérience de Milton et al. (2021) reprenant l’interview autobiographique de Levine et al. (2002). Cela peut s'expliquer par un lien entre la mémoire épisodique et la sensibilité sensorielle. Effectivement, les individus avec une imagerie plus nette généreraient plus de détails sensoriels et visuels lors du rappel du passé ou d’une simulation du futur (Dawes et al., 2022). A cet argument s’ajoute le fait qu’une grande partie des personnes aphantasiques rapportent également une imagerie réduite dans d'autres modalités sensorielles (Dawes et al., 2020 ; Dance et al., 2021b ; Hinwar et Lambert, 2021), ce qui peut encore réduire l'expérience de récupération en mémoire épisodique, car les détails perceptifs contribuent à des recherches autobiographiques (Levine et al., 2002).
Dawes et al. (2022) rapportent précisément les déficits en mémoire autobiographique présents chez les aphantasiques selon plusieurs dimensions :
Dimension | Aphantasiques | Contrôles |
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Phénoménologiques |
Imagination de situations passées :
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Imagination de situations passées :
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Linguistique |
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Détails externes |
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Nous pouvons conclure que les personnes aphantasiques peuvent se souvenir sans rappel imagé de l’information en mémoire épisodique mais la récupération en est impactée. Le souvenir est également moins vivace de par une sensibilité sensorielle diminuée.
Mémoire objet et mémoire spatiale
Précédemment il fut établi que l’image mentale en mémoire a une composante objet et une composante spatiale. Elles seront donc traitées ensembles pour la mémoire. L’imagerie objet est corrélée avec l’expérience psychologique du souvenir et l’imagerie spatiale est responsable de la facilitation de la récupération des détails d’événements épisodiques. (Dawes et al., 2022)
La mémoire spatiale est intacte chez les aphantasiques, et peut même être plus importante que dans la population générale (Dance et al., 2021b). De ce fait l’imagerie spatiale peut être utilisée comme une stratégie compensatoire notamment lors de la réalisation d’une tâche de rotation mentale par les personnes aphantasiques, par exemple (Keogh et al., 2017). En revanche la mémoire des objets n’est pas intacte, les participants aphantasiques ont obtenu des scores plus bas sur l’échelle des objets mais pas sur l’échelle de la localisation spatiale (Dawes et al., 2020 ; Bainbridge et al., 2021). Cette différence d’altération entre les deux mémoires visible avec l’aphantasie soutient la preuve d’une distinction neurale entre la voie du traitement perceptif des objets et de la localisation spatiale. (Dawes et al., 2019)